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VENISE 2020 Orizzonti

Philippe Lacôte • Réalisateur de La Nuit des Rois

"Comment le pouvoir des mots arrive à faire reculer la violence"

par 

- VENISE 2020 : Le cinéaste franco-ivoirien Philippe Lacôte parle de son fascinant La Nuit des Rois, un film de prison à plusieurs dimensions dévoilé dans la section Orizzonti

Philippe Lacôte • Réalisateur de La Nuit des Rois
(© La Biennale di Venezia/Foto ASAC/Andrea Avezzù)

La Nuit des Rois [+lire aussi :
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est le second long de Philippe Lacôte, révélé à Cannes en 2014 (à Un Certain Regard) avec Run [+lire aussi :
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. Après sa première mondiale dans la compétition Orizzonti de la 77e Mostra de Venise, le film sera projeté à Toronto dans la section Contemporary World Cinema.

Cineuropa : Pourquoi avoir placé la prison de la MACA au cœur La Nuit des Rois ?
Philippe Lacôte :
La MACA est l’unique prison d’Abidjan et l’une des prisons plus surpeuplées d’Afrique de l’Ouest. Je l’ai découverte quand j’étais enfant. J’y allais régulièrement parce que ma mère était opposante politique et a été enfermée là-bas pendant des années par le régime de Houphouët-Boigny. J’allais une fois par semaine la voir en prenant un taxi collectif qui longeait la forêt. Il n’y a pas de parloir individuel, donc les visiteurs sont au milieu des prisonniers qui circulent librement dans une grande salle. Cela me permettait d’observer cette prison, les comportements, d’écouter la langue de la prison, de regarder certains détails. C’est cette atmosphère, ces images, que j’ai eu envie de prolonger dans La Nuit des Rois. Par ailleurs, pour diverses autres raisons, la prison est quelque chose qui est très proche de moi, par des frères qui y sont allés, par des ciné-clubs que j’ai animés dans différentes prisons pendant plusieurs années en France. C’est un univers que j’ai appris à ne plus fantasmer, que je commence à connaître. Donc j’avais envie de donner un regard de l’intérieur, de montrer comment la prison fonctionne comme une société à part entière.

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Le film mêle réalisme et surnaturel, approche documentaire et plongée dans l’imaginaire. Pourquoi ce mélange ?
Ce qui m’intéresse dans ce film et en général, c’est de raconter une histoire à partir d’une culture, depuis un imaginaire africain. Dans la culture ivoirienne et plus généralement d’Afrique de l’Ouest, les frontières entre réalisme, magie, fantastique, sont très poreuses, très perméables. Le récit de Roman qui raconte Zama s’appuie sur des faits réels, convoque des archives, mais il est raconté aussi comme une légende. C’est vrai que je viens du documentaire et que cette matière très réelle me permettait justement de créer tout un espace fantastique, avec la lune rouge, les croyances des personnages avec des flashbacks, etc. Mais nous ne sommes pas dans une logique cartésienne. Les dimensions de temps sont présentes au même moment : on peut être dans la légende, dans l’archive politique, dans le récit historique, dans le mythe. Ce sont des niveaux de récits qui ne sont pas contradictoires, à l’image des griots, de la tradition orale africaine. Le griot est à la fois conteur, historien, chanteur de louanges, etc. Ce sont ces différents niveaux de récit que j’essaye de manipuler pour raconter une histoire la plus homogène possible. C’est un film de genre et je me suis appuyé sur les codes du film de genre de prison, mais ce qui m’intéressait, ce n’était pas forcément le portrait des conditions de vie des prisonniers, la prison vue depuis l’appareil administratif, mais d’aller au plus près des croyances. C’est pour ça que se peut mettre en place cette nuit de Roman, cette cosmogonie des prisonniers.

Cette nuit de Roman, est-ce un vrai rituel ou une invention pour votre film ?
La notion de Roman, c'est à dire le fait de choisir un prisonnier et de l'obliger à raconter des histoires toutes les nuits, est une pratique qui existe au sein de la MACA. Mais elle n'est pas aussi extrême que dans mon film. J'ai rajouté la dimension dramatique de la mort. C'est un ami d'enfance qui sortait de la MACA qui m'a raconté cette histoire. Du coup, cela a réveillé mes souvenirs d'enfance de cette prison et cela été le déclencheur du scénario et du personnage de Roman.

Quid de la dimension presque de tragédie shakespearienne du récit, le titre de votre film reprenant d’ailleurs celui d’une pièce du dramaturge anglais ?
La Nuit des Rois est un titre qui s'est imposé progressivement. La référence à Shakespeare vient du fait que je souhaitais peindre un monde d'intrigue et de lutte pour le pouvoir à l'intérieur de la prison. Il y a aussi la dimension de superstition, de croyance naïve qui est aussi présente avec le rituel qui est lié à l'apparition de la lune rouge.

Quid du genre du film de prison. Des références vous ont inspiré ?
J'ai regardé beaucoup de films de prison avant de me lancer dans La Nuit des Rois, mais il n'y a pas un film spécifique. J'ai plutôt travaillé sur des images réelles venant des prisons et en écoutant des récits de prisonniers : comment ils voyaient le monde, le conflit entre crime et châtiment qui est très présent dans l'imaginaire de la prison. Et comme je le disais précédemment, mon histoire familiale fait que la prison est un lieu que j'ai toujours côtoyé en tant que visiteur.

Quel degré de violence vouliez-vous intégrer ?
La violence de La Nuit des Rois est plus mentale que réelle. Mais elle existe. Elle plane comme une épée de Damoclès au dessus de la tête de Roman, qui doit raconter s'il veut survivre. Toute la prison et le règne du caïd Barbe Noire reposent sur des jeux de violence qu'il met à la disposition des prisonniers afin qu'ils ne se révoltent pas contre son diktat. Mais ce qui m'intéresse, c'est comment le pouvoir des mots arrive à faire reculer la violence.

L'histoire de Zama King, le gang des microbes, le quartier sans lois : est-ce un reflet de la réalité actuelle d'un pan de la société et de la jeunesse ivoiriennes ?
Le personnage de Zama a existé. C’était un chef de gang très cruel. Il a été lynché et brûlé la population à cause de tous ses crimes. Les gangs des microbes, âgés de 8 à 17 ans, sont une réalité, hélas, des quartiers populaires d'Abidjan. Personnellement, j'ai été victime d'une agression à la machette par un gang de microbes durant la post-production du film. C'est comme si la fiction de La Nuit des Rois s'était déplacée dans ma réalité. Je le dis parce que aujourd'hui, cela fait partie de l'histoire du film.

Comment avez vous opéré le casting ?
Il s'est déroulé sur deux années. Nous avons sillonné les différents quartiers populaires d'Abidjan. Au total, 30 jeunes parmi lesquels des danseurs, des slameurs, des chanteurs, ont été retenus. Pour la plupart, ce ne sont pas acteurs professionnels, comme Bakary Koné qui tient le rôle principal. Nous avons par la suite travaillé en atelier pendant deux mois. Ce qui fait que les mouvements des danseurs, les positionnements des acteurs dans l'arène de narration étaient intégrés avant le tournage. Aux côtés de ces acteurs bruts, il y a des acteurs plus professionnels comme Rasmané Ouédraogo, Steve Tientcheu. Il y a aussi la participation de Denis Lavant qui jour le rôle de Silence.

Quels étaient vos intentions principales pour la mise en scène ?
C’était de plonger le spectateur complètement dans le vécu d'une prison. Et pour cela, il ne fallait pas que cela fasse filmé. Avec mon chef opérateur Tobie Marier Robitaille, nous avons opté pour une écriture presque documentaire, une caméra à l'épaule qui a laissé une grande liberté de mouvements à ces acteurs énergiques En même temps, cet espace réel est fracturé sans cesse par des flashback qui sont filmés en steadicam et dans des grands espaces. L'écriture de La Nuit des Rois est faite de ces deux pôles.

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