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France

Jean Labadie • Distributeur, Le Pacte

“Peut-être que cette crise ne sera pas un mal pour les distributeurs européens et indépendants”

par 

- Nous avons interviewé le PDG de la grande enseigne française sur ce qui fait du marché de son pays "le plus vigoureux d’Europe" en matière de distribution indépendante

Jean Labadie  • Distributeur, Le Pacte

Nous avons interviewé Jean Labadie, PDG du distributeur français Le Pacte, et évoqué avec lui les aspects particuliers qui font du marché français "le marché le plus vigoureux d’Europe" pour ce qui est de la distribution de films indépendants. Labadie s’est également confié sur le rôle clef des distributeurs français dans le financement des films nationaux, sur l’impact de la chronologie des médias et sur les récentes mesures mises en place par le CNC pour soutenir le secteur de l'audiovisuel.

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Cineuropa : Quels sont les axes de travail et la politique éditoriale de votre entreprise ?
Jean Labadie : Nous travaillons dans la distribution, les ventes internationales et la production, mais notre travail principal a toujours été la distribution de films. Nous lançons dans les salles environ 20 films par an, dont 90 % acquis sur la base de leur scénario. La majorité sont des films français, mais nous achetons aussi de nombreuses productions européennes et quelques titres anglophones. Nous distribuons des films dramatiques, des comédies, des films d’horreur, des documentaires… Notre politique éditoriale est plus liée aux auteurs qu’aux genres. Nous nous concentrons sur les films de réalisateurs,  donc potentiellement les genres peuvent se mêler, chez nous. Il y a des cinéastes que nous suivons au fil des ans, comme Nanni Moretti, Arnaud Desplechin, Jim Jarmusch, Ken Loach…

Quels sont les principales caractéristiques du marché français et les difficultés qu'il présente ?
Je dirais que le marché français est de loin le plus vigoureux d’Europe, en termes d’entrées comme de diversité. Il y a plus de 30 grands distributeurs qui opèrent dans le pays, et 700 films sortent chaque année. Nous avons aussi un nombre important de cinémas sur le territoire national, dont beaucoup sont classés cinémas d’art et d’essai. Un film de Loach, ou de Moretti, sort généralement dans 200 cinémas, mais en bout de parcours, il aura été projeté dans plus de 1500 cinémas différents sur 4 à 5 mois, car la France dispose d’un fantastique réseau de salles d’art et d’essai dans les petits villages. Le cinéma indépendant représente environ 15 % du marché, ce qui n’est pas trop mal quand on considère que les majors travaillent principalement avec des blockbusters américains. Par ailleurs, nous sommes sans doute un des rares pays d’Europe où les distributeurs locaux portent dans les salles des films nationaux, du moins parmi les grands pays. Si vous regardez ce qui se passe en Italie, en Allemagne ou en Espagne, les distributeurs indépendants importent la plupart de leurs films.

Bien sûr, c’est aussi un marché difficile. D'abord en raison du niveau élevé de concurrence, et deuxièmement parce que l’écart entre le succès et l’échec est plus important que jamais. Le marché est très cher en termes de P&A, donc tout le monde a besoin d’au moins un succès au box-office chaque année.

Comment voyez-vous votre travail de distributeur ? Selon vous, quelle valeur apporte-t-il au marché ?
En gros, on ne peut pas financer un film français si on n’a pas trouvé un distributeur à l'avance. Nous sommes aussi un des rares pays où les distributeurs peuvent payer plus d’un million d’euros pour un film d’auteur, de sorte que les prix sont vraiment élevés. Si vous demandez aux vendeurs et aux producteurs, ils vous diront qu’il est essentiel de trouver un distributeur en France, parce que si un film ne fonctionne pas ici, ce sera très difficile dans d’autres pays.

Nous mettons également en place des campagnes marketing spécialement conçues pour notre public. Pendant des années, il était interdit de faire de la publicité pour les films à la télévision française. C’était une excellente chose, qui explique peut-être pourquoi il y a encore beaucoup de distributeurs sur le marché. Le fait que nos collègues, en Italie, en Allemagne et en Espagne, doivent investir dans des campagnes télévisées rend le P&A incroyablement cher, presque impossible pour certains films d’auteurs. Nous avons trouvé des moyens de rendre les films visibles en développant des outils de marketing efficaces. L'interdiction de faire de la publicité pour les films à la télévision a été levée récemment, mais il est très difficile de voir le résultat de cette mesure dans la situation actuelle. Je suppose que ça aura un impact, mais cela prendra plus de temps que dans d’autres pays, dans lesquels elle a grosso modo mis sur la paille de nombreux distributeurs indépendants qui ne pouvaient pas investir les montants requis pour la télévision.

Pouvez-vous nous en dire plus sur votre approche marketing ? Vous souvenez-vous d’une campagne spécifique pour un film européen qui a particulièrement bien fonctionné ?
Nous travaillons avec la presse avec beaucoup d'avance. Une fois le film prêt, nous essayons de nous impliquer dans autant de groupes cibles que possible. Nous organisons des projections pour les exploitants et pour la presse. Nous contactons les écoles, les syndicats et d’autres groupes spécifiques, en fonction du sujet du film. Pour un film d’auteur comme Faites le mur [+lire aussi :
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(Banksy, 2010), nous avons beaucoup travaillé avec les magazines d’art et les écoles, et nous avons organisé différents événements. Bien sûr, chaque fois que nous le pouvons, nous essayons d’inviter les acteurs et le réalisateur aux projections. Pour les films français, nous organisons de vraies tournées dans le pays. Parfois, nous visitons jusqu’à 60 villes avec l’équipe, afin d’avoir un contact direct avec le public.

Quelle est la situation en France en ce moment ?
Les cinémas sont fermés, et on ne sait pas quand ils rouvriront. Nous n’avons pas pu sortir de film depuis la fin octobre, ce qui signifie que chaque distributeur a un stock de titres qui s’accumule. On s’inquiète pour tous ces films. Où vont-ils finir ? Nous permettront-ils de récupérer l’argent que nous avons déjà dépensé ? Si ce n'est pas le cas, comment allons-nous investir dans de nouveaux projets ?

Quelles mesures l’État a-t-il prises pour aider les distributeurs en ces temps difficiles ?
Nous avons tout simplement bénéficié des mêmes mesures que les autres secteurs. Dans notre société, la plupart des gens sont au chômage partiel. Cela signifie que le gouvernement paie 84 % du salaire normal de nos employés. Nous pourrions également demander un crédit garanti par l’État à 0,5 % d’intérêt. Cette possibilité est capitale pour beaucoup d’entre nous, parce que nous avons déjà payé beaucoup d'argent d'avance pour les films que nous n’avons pas pu sortir. Pour ce qui est des films qui sont sortis pendant les deux semaines qui ont précédé le dernier confinement, et ceux qui étaient censés sortir les deux semaines suivantes, les sommes dépensées que nous ne pouvons pas recouvrer (par exemple une partie des campagnes de marketing) nous seront remboursées jusqu’à 80 %.

Par ailleurs, le CNC a augmenté le financement automatique que nous recevons pour chaque entrée vendue par nos films français. L’idée est de relancer le marché et d’encourager les distributeurs à sortir des films en ces temps incertains. Cela ne compense pas vraiment, parce que le marché ne représente que 40 % de ce qu’il était l’an dernier, mais au moins nous pourrons sortir quelques films.

Comment se répartissent habituellement les revenus de vos films par fenêtre de distribution ? Quelle est l'évolution en la matière ?
Dans le cas des films français, nous n’avons que les droits salles et vidéo, car les droits TV sont pré-vendus dans 90 % des cas. Pour ces films, les sorties en salle représentent 90 % de nos revenus, et seuls 10 % viennent de la vidéo et du DVD, une part qui continue de diminuer. Pour ce qui est des films internationaux, les sorties en salle représentent 60 % des sources de revenus, la télévision 30 % et la vidéo 10 %. Nous n’avons pas vraiment de marché SVOD, parce que nous avons une chronologie des médias forte qui ne permet pas aux plateformes de proposer un film avant un délai de 36 mois après sa sortie en salle. Cependant, cela va aussi changer en raison de la nouvelle Directive AVMS, une nouvelle législation européenne qui obligera les plateformes à investir dans le cinéma français et européen, ce qui pourrait altérer la chronologie des médias.

Qu’est-ce qui, au départ, vous a amené à la distribution de films et comment voyez-vous l’avenir ?
J’ai eu beaucoup de chance d’avoir une famille de cinéphiles. On regardait beaucoup de films au cinéma quand j’étais enfant, parce qu’on n’avait pas la télévision à la maison. Plus tard, j'ai donc voulu travailler dans le cinéma, mais je ne savais pas comment. Un jour, j’ai vu une publicité dans le journal. Il y avait une entreprise qui cherchait quelqu’un pour vendre des films, alors j’ai postulé et j’ai obtenu le poste. J’y suis resté six mois, puis j’ai ouvert ma propre société en 1986, BAC Films. En 2007, j’ai fondé Le Pacte, et tout fonctionne bien pour nous jusqu'ici.

À l’heure actuelle, nous traversons une crise, et il faudra peut-être un an ou deux avant que la situation ne revienne à la normale. Mais ensuite, je pense que le marché du film s’en remettra et que le public va chercher à voir de nouveaux films. Je suis très optimiste à ce sujet. Il suffit juste de travailler et de s’adapter. Pendant la pandémie, il était très intéressant de voir que ce sont les distributeurs indépendants qui ont lancé le plus de films dans les salles. Ça a été une des rares fois où les grands exploitants de multiplexes, qui ne sont pas nos clients habituels, ont eu vraiment besoin de nos films. Et ça a marché, ce qui veut dire que le public était impatient de retourner au cinéma. Je crois aussi que moins de titres américains d'envergure moyenne vont arriver jusqu'aux salles. Les studios vont en placer certains directement sur les plateformes, et cela va faire de la place dans les multiplexes. Finalement, peut-être que cette crise ne sera pas un mal pour les distributeurs européens et indépendants.

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(Traduit de l'anglais par Julie Maudet)

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